Une pure formalité
Aujourd’hui, j’ai passé un entretien d’embauche pour travailler dans une grande enseigne de restauration rapide. Une pure formalité.
J’ai toujours été en retard, tout le temps, partout. Pourtant, quand c’est cette marque américaine qui me propose du travail, j’arrive avec trente minutes d’avance. Le capitalisme a gagné. Il fait chaud et je n’ai plus de cigarettes. Je ne sais pas quoi faire. Des pré-adolescentes s’amusent sur la terrasse du restaurant. Je me dis que je dois avoir l’air bizarre, debout ici, à attendre. Je transpire. Ma chemise est trop épaisse, mon pantalon trop lourd. J’en ai trop fait. Même quand j’ai un rendez-vous amoureux je ne soigne pas autant mon apparence. J’ai l’impression que tout le monde me regarde. Mais c’est qui ce type qui se tient là, avec son air tendu, et son front ruisselant ?
Ça fait quinze minutes que je suis là. Je suis nerveux. Je repasse dans ma tête les réponses que j’ai préparé aux questions que je suppose qu’ils vont me poser. Pourquoi postuler ici ? Vous avez une bonne culture d’entreprise, de beaux objectifs, je suis curieux et excité à l’idée de rejoindre l’équipe. Mon principal défaut ? Je suis trop exigeant avec moi-même, j’aimerais pouvoir tout accomplir, il faut que j’apprenne à me limiter. Tout est faux, évidemment, mais qu’est-ce que je suis créatif. J’espère que je serai convaincant.
Le rendez-vous est dans cinq minutes. J’entre. Au moins, j’aurai l’air ponctuel. Oui, c’est moi, j’ai rendez-vous à quinze heures. Il arrive tout de suite ? Super, j’attends là. J’attends debout, toujours aussi tendu. Je n’ose même plus mettre les mains dans les poches, je ne veux pas avoir l’air nonchalant. Arrivent deux personnages à l’air désabusé. Ils n’ont l’air d’avoir aucune envie de se trouver là. Je répond à leurs questions et à leur indifférence manifeste avec mes réponses toutes prêtes et ma motivation feinte. Tout se passe comme prévu, et ça n’a étonnement rien de rassurant. Oui oui, très bien, je reviens vendredi, pour signer le contrat.
Voilà. C’est fait. Ils ne se sont même pas concertés avant de me donner le job. J’aurais pu dire n’importe quoi. Une pure formalité.
Pourquoi je me sens un peu sale ? J’étais tellement content, quand on m’a rappelé pour me proposer cet entretien. J'ai besoin de travailler, et mes parents seront rassurés. Alors, c’est quoi mon problème ?
Non, c’est pas fascinant de travailler ici, mais tout le monde passe par là, au début. Oui, je vais préparer et vendre une nourriture produite dans des conditions douteuses, dont on sait qu’elle est tout à fait néfaste pour la santé. Et oui, je vais la vendre à des enfants, des ados, des vieux, des familles. Mais tout le monde sait que c’est pas bon pour la santé, les gens viennent ici parce que c’est pratique et que c’est pas cher. D’ailleurs, moi aussi je la mange cette nourriture. Je la mange depuis très longtemps même ; mes parents m’emmenaient ici quand j’étais petit.
C’est quand je me fais cette remarque que je comprend mon problème. Je n’avais pas d’autre issue. Tout, depuis mon enfance, me guidait ici.
Enfant, on m’a habitué à venir ici et à aimer cette nourriture. Les options de dîner en ville pour la famille de classe moyenne banlieusarde avec deux enfants sont très restreintes. Toutes les familles similaires à la notre voyaient cette enseigne jaune briller haut dans le ciel, c’était dur de ne pas être attiré. Ici, les enfants ont un menu, très abordable, avec un jouet dedans. Il y a même un terrain de jeu. Mon dieu, il y a même un clown. Comment ne pas aimer cet endroit quand on a six ans ?
J’ai quatorze ans. Je commence à avoir le droit de sortir avec mes amis, mais pas trop loin. Et puis, j’ai pas beaucoup d’argent de poche. Où est-ce qu’on peut aller déjeuner ? Il y a cet endroit qu’on connaît tous déjà très bien, qu’on fréquente depuis longtemps ; on sait ce qu’on aime y manger, on sait qu’on peut s’asseoir à une table et rester sans que personne ne nous demande de partir. Mes premiers souvenirs d’indépendance se créent ici. A cette époque, je dois ressembler aux pré-adolescentes que j’ai vu tout à l’heure.
Aujourd’hui, j’ai vingt ans. Qui va embaucher un lauréat d’une simple licence de philosophie avec strictement aucune expérience professionnelle, au cœur de la banlieue, avec des horaires aménagés ?
Je n’ai jamais eu le choix. On m’a appris dès l’enfance à venir ici, on m’a fidélisé pendant mon adolescence, pour me préparer à devenir employé aujourd’hui. Cette enseigne, en s'appropriant cet espace, en s'érigeant comme la seule option abordable des environs, m'a ôté toute chance de lui échapper.
J’ai passé un entretien d’embauche aujourd’hui. Une pure formalité.
it's me marioooo controler les mediastiiiiiii
RépondreSupprimerIncroyable.
RépondreSupprimer