La Petite boutique des horreurs capitalistes
En 1960, Roger Corman réalise La petite boutique des horreurs, un film où l’employé d’un fleuriste devient propriétaire d’une plante un peu trop carnivore. En 1982, Alan Menken et Howard Ashman – qui œuvreront aux plus grand succès musicaux de Disney dans les années 90 – s’associent pour en faire une comédie musicale à Broadway. La pièce est d’abord jouée Off-off-Broadway, c’est-à-dire dans une toute petite salle, avant de connaître un succès retentissant. En 1986, Frank Oz adapte le spectacle en film. C’est celui-ci que je viens de voir et que je m’apprête à vous spoiler copieusement.
Oui, j’ai tenu trois articles avant de me mettre à parler d’un film, soit ce que font déjà 80% des blogs sur l’internet français (une statistique qui n’engage que moi). Mais, rassurez-vous, je ne vais pas vous en faire une critique. Déjà parce que mon avis sur le film (il est formidable) n’a aucune importance, ensuite parce que je préfère plutôt aborder un aspect qui m’intéresse un peu plus. Pour comprendre ça, il faut d’abord que je vous parle de cette effroyable et merveilleuse machine qu’est Hollywood.
Lorsqu’une entreprise s’apprête à sortir un nouveau produit, il n’est pas rare qu’elle organise des réunions avec des consommateurs, pour qu’ils puissent le tester, en donner leur avis, et éventuellement aiguiller les vendeurs sur la manière dont modifier ou vendre ledit produit. Hollywood, étant une industrie, a aussi recours à ce genre de procédé, on appelle ça une « projection-test ». Elles sont à ne pas confondre avec les projections presse, qui elles, s’adressent aux journalistes. Lors d’une projection-test, des spectateurs sont invités à voir un film, sans savoir lequel à l’avance, et à donner leur avis dessus à la fin. Elles ont généralement lieu lorsque l’œuvre a des enjeux économiques importants. Le studio qui en est à l’origine récupère les avis des spectateurs, et en fonction de ceux-ci, peut éventuellement décider de modifier le montage du film, parfois de retourner certaines scènes, d’en tourner de nouvelles, voire dans les cas les plus extrêmes, d’annuler tout bonnement la sortie. Voilà un article qui explique tout ça mieux que moi : https://www.cnc.fr/cinema/actualites/une-projection-test-comment-ca-marche_945445
Revenons-en à La petite boutique des horreurs. Quand le film sort en 1986, les spectateurs le découvrent avec un happy-end gentillet. Mais ce n’est pas la fin qui avait été tournée. La fin originale voulue par Frank Oz n’avait pas fait l’unanimité lors des projections tests, elle a donc été coupée, et une version édulcorée a été tournée en urgence. Cette version du film était pendant plusieurs années la seule version existante. Depuis, une version Director’s cut, avec la fin originale, est sortie, et c’est celle-ci que j’ai vu parfaitement illégalement, et que, pour rappel, je m’apprête à spoiler dans les grandes largeurs. Vous êtes prévenu·e·s.
L’intrigue se place dans un quartier urbain défavorisé appelé Skid Row. Seymour l’employé d’un fleuriste qui l’exploite, est secrètement amoureux de sa collègue Audrey. Il fait l’acquisition d’une étrange plante carnivore, dont la présence dans la boutique semble attirer beaucoup de clients. Il l’appelle Audrey II. M. Mushnik, le patron de Seymour, lui met la pression pour qu’il prenne soin de la plante, afin que celle-ci continue de faire fleurir ses affaires, sans mauvais jeu de mot. Il réalise qu’aucune nourriture ne convient à Audrey II, à part son sang, dont il l’abreuvera autant que possible. Lorsque la plante grandit et devient de plus en plus gourmande, elle l’encourage à le nourrir avec de la chair humaine. Elle lui promet en échange succès et prospérité. Seymour donnera à la plante deux personnes ; Orin, le petit ami violent d’Audrey, et son propre patron, M. Mushnik.
Nous en arrivons à la fameuse fin originale qui avait été remplacée. Alors que Seymour prévoyait de s’enfuir avec Audrey, Audrey II arrive, par un habile stratagème, à dévorer la jeune femme. Seymour se précipite sur un toit pour se suicider, lorsqu’il est interrompu par un personnage en costume, qui lui annonce qu’il a réussi à créer une nouvelle Audrey II, et qu’il prévoie de la produire en quantités industrielles, et de la commercialiser dans toutes les grandes surfaces. Seymour retourne dans la boutique et essaie de détruire la plante originale, mais c’est elle qui le mange. Elle recrache ses lunettes. Le plan se coupe, et apparaît à l’image le drapeau des États-unis, pendant que résonnent les premières notes de la chanson finale, Don’t Feed the Plants. Pendant ce dernier numéro, l’on voit des images dignes d’un film catastrophe, où des plantes carnivores gigantesques se répandent dans New-York, et ravagent la ville. Le film se termine sur un plan en contre-plongée de la statue de la liberté, sur laquelle se hisse Audrey II, dans un rire démoniaque.
Bon. Oui, c’est un peu beaucoup. On pourrait penser que ce final explosif n’est qu’une séquence délirante et déjantée, dans la lignée d’un film qui l’est tout autant, qui ne se veut que drôle pour son effet wtf. Je ne crois pas que ce soit le cas. En fait, je crois que cette fin donne tout son sens au film. De ce qui pourrait sembler être une comédie musicale funky et légère, cette fin fait ressurgir toute la véritable amertume. Et si La petite boutique des horreurs, était un film marxiste ? Et si, Audrey II, la plante anthropophage, était une allégorie du capitalisme ? Reprenons depuis le début.
La deuxième chanson du film, Downtown, présente le quartier où évoluent les personnages. On comprend qu’il s’agit d’un quartier très défavorisé, où les conditions de vie sont difficiles. On y voit des personnes qui prennent tous les jours le métro pour aller travailler dans des quartiers bourgeois, et qui rentrent, en métro, dans leurs rues insalubres. Chacun ici rêve d’ailleurs, et pour citer la chanson, à Skid row, « depression’s the status quo ».
Plus tard, dans le film, le personnage d’Audrey chante une chanson (Somewhere that’s green) où elle exprime tous ses rêves et ses frustrations. Au-delà de révéler son amour pour Seymour, on y découvre des fantasmes façonnés par les catalogues de mobiliers. Elle rêve d’une petite maison proprette dans un suburbs bourgeois, où tout est propre, rien ne dépasse. C’est, pour ainsi dire, le cliché du rêve américain. On comprend que l’on a affaire à une population prolétarienne, aliénée par le travail. Les rêves d’Audrey lui sont fournis par un catalogue de vente, qui l’encourage à s’endetter pour atteindre un idéal préconçu, conformiste.
Seymour est tellement effrayé par son patron qu’il va jusqu’à laisser une plante sucer son sang pour conserver son emploi. Il explique par ailleurs à un moment du film que Mr. Mushnik l’a engagé très jeune, qu’il lui donne beaucoup de travail et un dimanche sur deux de congé, et qu’il n’a jamais vraiment envisagé autre chose pour sa vie. C’est un jeune homme qui est exploité par un travail qui, très littéralement, le vampirise.
Plus la plante est nourrie, plus elle grossit, et plus elle devient affamée. Lorsqu’elle suggère à Seymour de tuer Orin, le petit ami infecte d’Audrey, et de lui donner à manger, elle le fait en promettant en échange à Seymour gloire et prospérité, c’est la chanson Feed Me. Ce qui se joue ici, c’est un véritable pacte faustien. Seymour doit devenir un meurtrier, pour jouir en échange de pleins de richesses. C’est, aussi, la promesse du rêve américain ; si tu es prêt à tout, tu pourras éventuellement obtenir tout ce dont tu rêves. En l’occurrence, Seymour rêve surtout d’Audrey, c’est pourquoi la proposition de la plante de tuer son petit ami dont elle a peur et qui la bat, paraît raisonnable, paraît presque juste, puisqu’il s’agit d’un personnage toxique.
Le deuxième meurtre, c’est celui de Mr. Mushnik, le patron, qui, témoin du meurtre d’Orin, voulait faire chanter Seymour ; s’il lui laisse le contrôle d’Audrey II, il ne previent pas la police. Audrey II avale Mr. Mushnik. On y reviendra.
Arrive la fin du film, Audrey est blessée par Audrey II et, avant sa mort, elle demande à Seymour de laisser la plante la dévorer, afin qu’elle grandisse, et continue de l’enrichir. Elle reprend la chanson qu’elle avait chantée plus tôt, où elle dit vouloir vivre « Dans un endroit vert/Somewhere that’s green », en faisant référence ici au ventre de la plante. Voilà la réalité du rêve d’Audrey, voilà comment finit l’idéal vendu par la société de consommation. Audrey meurt dévorée par la plante, et elle est heureuse de l’être si cela permet à son compagnon de s’enrichir. Jusqu’à la fin, elle continue de croire au paradigme capitaliste.
Finalement, Seymour se fait dévorer à son tour, par une Audrey II devenue gigantesque et incontrôlable. Un raccord se fait entre un plan sur ces lunettes, brisées, recrachées par la plante, et un plan sur un drapeau américain qui prend tout le cadre. Le montage de Frank Oz est, selon moi, parlant ; c’est l’histoire des États-Unis qu’il nous raconte.
La Audrey II créée par le commercial est produite en masse, et achetée par des millions de consommateurs ; on voit dans le film des images d’émeutes dans des supermarchés, où tout le monde se bat pour acheter une petite Audrey II. On entend en même temps dans la chanson finale les paroles suivantes : Thus the plants worked their terrible will/Finding jerks who would feed them their fill. Traduit très grossièrement : Les plantes réalisèrent leur terrible dessein/Trouvant des cons prêts à les nourrir de leur sang.
Les plantes deviennent toutes gigantesques et ravagent New York, dévorent ses habitants, et le film se conclue sur ce plan d’Audrey II, sur l’épaule de la statue de la liberté. La encore, c’est, entre autres, ce plan qui me pousse à penser que le film ne n’est pas juste une folie absurde, mais cherche à dire quelque chose sur les États-Unis. La plante, Audrey II, représente la machine capitaliste.
Elle naît lorsqu’un petit employé désespéré et harcelé par son patron, la nourrit de son sang. Elle grossit, et lorsqu’elle a pratiquement sucé tout son sang, lui demande de le nourrir avec d’autres prolétaires, en échange de la prospérité et de la gloire (Si Mr. Mushnik est, en soi, un patron, il est aussi un pauvre, qui habite le même quartier que les autres, d’ailleurs son magasin au début du film est au bord de la faillite). Le seul moyen pour Seymour de se sortir de sa situation, c’est de sacrifier ses valeurs, et de détruire les autres prolétaires, pour se hisser au-dessus d’eux.
Seymour comprend son erreur lorsque Audrey II finit par dévorer quelqu’un qu’il aime. Audrey, elle, réalise son rêve, d’un endroit qui est vert, en étant dévorée par la machine capitaliste, la machine qui lui avait vendue son idéal ; elle meurt satisfaite.
Seymour décide de se suicider, mais on lui apprend que Audrey II va être répandue à travers le monde entier. Il essai de confronter la plante qu’il a créé, mais elle le dévore. Le drapeau américain apparaît, c’est le début de la chanson qui va raconter comment la plante va se répandre dans le monde entier ; c’est la naissance de l’impérialisme américain. A partir de là, le film devient une mise en garde. Pendant que des millions de consommateurs laissent la machine capitaliste leur sucer le sang en rêvant de prospérité, celle-ci devient immense, totalement incontrôlable, et finit par ravager la société. Fin, Audrey II est sur la statue de la liberté, le symbole des États-Unis. Le refrain de la chanson finale sonne comme une morale, comme un avertissement : Don’t feed the plants, ne nourrissez pas les plantes.
Voilà. Certains jugeront cette lecture peut-être un peu excessive, d’autres maladroite, ce qui est possible, mais je suis persuadé que les symboles que sont le drapeau américain et la statue de la liberté sont des clés pour nous encourager à faire une autre lecture du film. C’est pourquoi il me paraît essentiel de le voir dans sa version originale, dite Director's Cut, avec sa fin amère et catastrophe, puisqu’elle donne selon moi tout son sens à ce superbe long-métrage. Il me paraît d’ailleurs ironique que cette fin qui critique un système commercial dangereux et destructeur, soit censuré par la grosse machine qu’est Hollywood… (ce n’est pas une théorie du complot.)
Sinon les chansons sont super !
Nous préférons, moi et mon camarade assis à côté de moi, les sujets précédents et celui d'après. Ils nous ont impressionné.
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