Le curieux réconfort de la laisse
Il y a quelque temps et sans le vouloir, mon chien a été l’auteur d’une parabole édifiante.
C’était en vacances, dans une charmante campagne où l’on se promenait. Comme beaucoup d’autres membres de son espèce, mon chien voulait tout renifler. Elle tirait vivement sur sa laisse, partait dans toutes les directions, était excitée par le grand fourmillement estival qui l’entourait, elle qui passe le reste de l’année dans un appartement. On ne pouvait qu’imaginer les milles petits projets qui se développaient dans son esprit à mesure que l’on avançait. Puis, la générosité sûrement, mais aussi et surtout la fatigue d’essayer de la contenir, nous ont donné l’idée de détacher sa laisse. Alors, lorsque la liberté qu’elle semblait tant désirer lui a enfin été accordée, quelque chose d’étonnant s’est produit. Elle marchait au pas. Elle suivait calmement notre promenade, ne s’éloignait jamais, plus rien ne semblait attirer son attention.
On pourrait être tentés, et je l’ai d’abord été, d’être goguenard face à la contradiction de ce petit chien. Elle qui envisageait sûrement pleins de formidables aventures et qui, une fois ces aventures permises, n’en réalise aucune. Mais ne la prenons pas trop vite de haut. Elle a reçu soudainement un immense poids, le poids de ses responsabilités. Lorsqu’elle est tenue en laisse, elle est sous notre contrôle, elle peut désirer ce qu’elle veut, se diriger ou elle veut, mais elle est reliée à nous, elle sait qu’à tout moment on peut la tirer, couper son enthousiasme, interdire. Elle ne peut pas se perdre, elle ne peut pas prendre de mauvaises décisions. Si elle se blesse, nous sommes responsables de ne l’avoir pas suffisamment surveillée. Sans la laisse, ses décisions ont un poids. Elle peut accomplir ce qu’elle veut, mais elle en est responsable, nous ne pouvons plus la contrôler. Elle devient responsable d’elle-même, responsable de ses choix. Si elle a mille projets, elle doit en choisir un, et, au moins temporairement, renoncer aux 999 autres. Si ce projet s’avère n’être pas aussi satisfaisant qu’elle le pensait, si c’est un projet destructeur, si elle se perd, c’est de sa faute. Quand bien même elle s’attellerais ensuite à un autre de ces projets, il ne sera plus jamais le même en venant après le premier, les 999 autres projets resteront toujours des hypothèses, des possibles, dont on ne saura jamais vraiment ce qu’ils auraient pu être. Elle doit choisir, elle doit renoncer, elle doit porter sa responsabilité. Comment, face à tout ceci, ne pas ressentir de l’angoisse ? Quand elle est en laisse, elle déplace le fardeau de sa responsabilité sur nous. Nous choisissons pour elle où elle peut aller, ce qu’elle peut faire, elle peut toujours nous blâmer en cas de problème, elle ne sera jamais coupable. Il apparaît alors clairement, le réconfort de la laisse.
Bien sûr, je ne crois pas que mon chien ait pensé à tout ceci. Mais ça m’a fait penser à moi, à nous. Ça m’a fait penser à Camus, qui dans La Chute, dit : « Au bout de toute liberté, il y a une sentence (…) », et qui dit aussi : « Ah ! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible. Il faut donc se choisir un maître ». Qui n’a jamais ressenti l’angoisse du choix ? Devenir adulte, devenir responsable, c’est devoir accepter notre échec potentiel, notre éventuelle déception : c’est accepter que quoiqu’il arrive, bien souvent, nous ne pouvons blâmer que nous même. Mais ce que je me demande, c’est quand ce poids est trop lourd à porter, quand l’angoisse est trop vive, quel maître, quelle laisse nous choisissons-nous ?
Voilà, en quelques mots, comment mon chien est devenu sartrien.
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