10,30€
Je n’ai jamais autant fumé que depuis que ça coute aussi cher. J’aime la complicité discrète que j’ai avec mon buraliste. Ça a pris longtemps, mais maintenant il sait ce que je fume, et ne me demande même plus. « Un lucky original ». Il disait ça. Avec l’accent sur le ky, puis une petite pause. « Un lucKY… original ». Maintenant il ne dit rien. Quand il me voit entrer il prend déjà le paquet vert kaki et prépare son TPE, 10.30€. J’aime bien aller chez mon buraliste. Sur un petit étalage, à côté de sa caisse, il vend des livres parfois. Pendant longtemps, entre les tabloïds et les revues porno, il y avait les Confessions de Saint-Augustin. Ce n’est pas une façon de parler, littéralement entre les tabloïds et les revues porno, il y avait une édition des Confessions, une seule. Je parle au passé parce que le livre n’y est plus. Je ne sais pas s’ils l’ont vendu où s’ils s’en sont juste débarrassé, mais je rêverais de connaître la personne qui est peut-être allée au tabac, et qui a demandé « Un paquet de camel à rouler, un astro, les Confessions de Saint-Augustin puis tu me mettras un demi, tiens ». Le bureau de tabac c’est un endroit où on a voulu rassembler tous les vices ; le tabac, l’alcool, les jeux d’argents, puis la luxure un peu. Alors, c’est drôle d’y retrouver les Confessions. Est-ce que c’est un message d’espoir que l’on cherche à nous adresser ? Pour nous autres, qui fréquentons ce petit bureau de tabac obscur, avec nos charmantes manies auto-destructrices, une rédemption est peut-être possible ? Parce que dans ce lieu de vice, si le patron nous connaît, nous et nos habitudes, c’est qu’on a du merder quelque part. Je veux dire, si on est toujours prêts à lâcher au moins dix balles pour alimenter notre addiction ici, qui sait ce dont on est capable dans le reste de nos vies ? Une belle brochette de dangers publics dans ces murs. Puis des vieux qui achètent le journal télé, mais ça c’est encore autre chose.
Le bureau de tabac c’est pas un endroit aimable. C’est jamais un endroit lumineux, ni vraiment accueillant, jamais chaleureux. Avant, derrière le comptoir, y avait un grand mur avec tous les paquets de toutes les couleurs, qui pouvait faire penser un peu à une confiserie. Maintenant tout est vert, la teinte de vert la plus laide qu’ils aient trouvé. C’est comme s’il fallait que l’endroit où tu achètes tes clopes te rappelle que c’est pas bien, que t’es en train de faire une connerie. C’est un endroit dissuasif. C’est un endroit d’initiés un peu. Il y a une forme d’élégance je trouve, dans le fait de refuser d’être charmant, de refuser de chercher à attirer le client, de nier toute ambition de créer un cadre « convivial ». De toute manière, les gens auront toujours besoin d’acheter des clopes, peu importe l’endroit où on les vend, peu importe le prix que ça coûte. En fait, c’est là que se joue le charme non-charmant des bureaux de tabac. C’est un endroit qui résiste à toute velléité marketing. Tu es déjà addict à leur produit, ils n’ont aucun intérêt à chercher à t’attirer de quelque manière que ce soit. Alors souvent les bureaux de tabac, celui-là en tout cas, ça ressemble à la vraie vie.
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