Le Prodige



On pensait tous qu’il était un excellent bâtisseur de ponts, mais c’est juste qu’il rongeait toujours les arbres près de l’eau. Il croyait aussi qu’il était un excellent bâtisseur de ponts, mais en réalité, il avait simplement de la chance que les troncs tombent du bon côté, et qu’ils soient assez longs. D’autres construisaient des structures exemplaires, solides, soigneusement conçues, indestructibles, dans lesquelles ils investissaient un travail monstrueux. Mais, sous l’eau, ces architectures impressionnantes ne se voyaient pas. Aussi, on ne faisait pas la différence entre ces chefs-d’œuvre d’ingénierie, et les troncs que l’autre laissait simplement tomber au hasard. Ses ponts à lui étaient médiocres. Ils étaient fragiles, friables, et constamment sur le point de s’effondrer. Mais l’on ne s’en rendait pas compte quand on les traversait. Le hasard a fait qu’aucun de ces ponts ne s’est encore effondré, qu’aucune catastrophe n’a encore eu lieu. Mais cela aurait pu survenir à n’importe quel moment. On aurait découvert son imposture, qu’aucun de ses ponts n’était fiable, qu’aucun ne méritait en fait d’être appelé « un pont ». Qu’il avait sciemment joui d’une réputation qu’il ne méritait pas, tout en laissant les usagers de ses créations prendre le risque de tomber à l’eau.


On pensait tous qu’il était un excellent bâtisseur de ponts alors qu’il n’avait jamais fourni le moindre effort. Un jour il rongeait un tronc, pour se faire les dents, et l’arbre est tombé au-dessus de la rivière. Quelqu’un l’a traversé et l’a remercié d’avoir bâti cet excellent pont. C’est ainsi qu’est née sa vocation fantôme. Il n’avait pas choisi son imposture, on ne pouvait même pas lui reconnaître la ruse et l’inventivité d’un vrai menteur machiavélique. Les circonstances l’ont mis là et il n’a rien fait pour s’en défaire. Rapidement, plusieurs personnes ont utilisé régulièrement ce pont, alors il en a fait d’autres. Progressivement, de plus en plus de gens connaissaient et utilisaient ses ponts, et le félicitaient pour sa contribution à la société. A force, il finit lui-même par oublier qu’il n’avait jamais voulu construire un pont. Il en vint à croire sincèrement qu’il était un excellent bâtisseur. Il importait peu qu’il ne connaisse rien de la réelle difficulté de construire un pont, des efforts et du savoir que cela demande. Il était persuadé, comme tout le monde, qu’il était un prodige. 


On pensait tous qu’il était un excellent bâtisseur de ponts, si bien qu’un jour, quelqu’un de très important lui demanda de relier deux berges, près de chez lui. Enorgueilli par cette commande, et persuadé de son génie, le faux bâtisseur accepta. Seulement, quand il se retrouva face à sa besogne, il fut confronté à sa propre incompétence. La rivière était très large en cet endroit, et il peinait à trouver un arbre assez grand. Quelque chose clochait. Il s’aperçut qu’en dépit de ce qu’il croyait, l’élaboration d’un pont était une tâche complexe et difficile, demandant des efforts qu’il était incapable de fournir, et des aptitudes qu’il ne possédait pas. Sa certitude d’être un excellent bâtisseur de ponts se mit à vaciller. Il ne pouvait pourtant pas abandonner le chantier, puisque cette fois-ci on l’attendait au tournant. Pendant la nuit, il récupéra deux de ses anciens ponts, qui lui avaient valu bien des éloges, privant une partie des habitants de la forêt de leur usage. Il les assembla maladroitement, et les déposa entre les berges. Son nouveau pont n’était pas convaincant, lui-même s’en rendait compte. Mais jusqu’ici tout avait toujours bien tourné pour lui, alors il ne doutait pas que d’une manière ou d’une autre, il s’avèrerait que ce pont était en fait aussi prodigieux que tous les autres. Hélas, lorsque le commanditaire vint, le lendemain, il fut immédiatement déçu. Le pont était manifestement instable et très peu sûr, en plus de manquer cruellement d’élégance. L’excellent bâtisseur reçut ces critiques comme des coups de couteau dans le ventre. Il ne put supporter que la réalité lui impose de constater sa médiocrité, cette réalité qui avait toujours été de son côté. Il entra dans une colère terrible, et poussa le commanditaire à l’eau. En tombant, sa tête heurta un rocher et il mourut sur le coup. Avec le courant, son corps vint se coincer entre le pont et la berge, et cette nouvelle calle permit à la structure de se raidir. Le nouveau pont était maintenant droit, d’allure stable, et fut rapidement utilisé par beaucoup de monde, qui en chantaient les louanges. Aux yeux de ses usagers, il y avait du génie dans ce pont. 


On pensait tous qu’il était un excellent bâtisseur de ponts et, jusqu’ici, personne ne pouvait prouver le contraire.

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