De n'être rien




J’allais souvent dans ce restaurant, presque toutes les semaines. J’y aimais la nourriture et y étais toujours bien reçue. Ce jour-là, en revanche, personne ne m’a accueillie quand je suis entrée. J’ai essayé d’interpeller le serveur. 
« J’arrive. »
Il n’a pas l’air si occupé, la salle n’est pas pleine. D’ailleurs ma table habituelle est libre, au fond, près de la fenêtre. J’attends. Personne n’a l’air très affairé, mais on ne m’accorde aucune attention pour autant. Je me sens ridicule, debout dans l’entrée. Je fais signe au serveur, à nouveau. 
« Oui, J’arrive. »
Il dit ça sans même me regarder. Il s’éloigne, va fumer une cigarette dehors. J’essaie d’attraper la complicité du barman. 
« J’arrive. » 
Il va essuyer un verre, un peu plus loin. Je ne comprends pas. Les quelques clients mangent paisiblement. Le calme ambiant rend cette situation encore plus humiliante. Je me demande si je ne devrais pas partir. Quelqu’un me bouscule en passant derrière moi. C’est le serveur qui repasse. Il ne s’excuse pas. J’essaie de l’appeler. 
« J’arrive. »
Il ne se retourne pas, il hausse à peine la voix. Tant pis, je vais m’asseoir à ma table toute seule. Je traverse la salle en m’attendant à ce que quelqu’un proteste, mais on ne semble pas me remarquer. Ma table n’est pas dressée. Tant mieux, elle ne doit pas être réservée. J’aime cette table parce qu’elle me permet de voir toute la salle. Elle est près du radiateur et d’un joli ficus, et j’ai la fenêtre pour moi. Je n’ai pas de carte, mais je prends toujours la même chose ici. Je me sens plus sereine maintenant que je suis assise. Le serveur est accoudé au comptoir, il discute avec le barman. Je lève la main dans leur direction, et je lis sur les quatre lèvres.  
« J’arrive. »
Je ne veux pas qu’ils voient que leur indifférence m’affecte. Je baisse les yeux sur mon téléphone, et fronce les sourcils pour avoir l’air occupée par quelque chose. J’ai l’impression qu’on me joue une mauvaise blague. J’envoie un message à une amie, où je lui raconte ce qui m’arrive. Elle me répond d’attendre, et que je ne suis pas le centre du monde. Elle a sans doute raison. 
« Et voilà votre table mesdames, faites-moi signe quand vous serez prêtes à commander. » 
Le serveur accompagne deux personnes à ma table, et dresse deux couverts. Elles s’assoient face à face, je suis entre elles. Elles ne m’accordent pas un regard, et discutent toutes les deux. Je les salue poliment, elles ne me répondent pas. Je lève un sourcil en direction du serveur, mais il est déjà parti. Je ne sais pas quoi faire. Mes deux voisines sont dans une conversation intime, elles se tiennent les mains. Elles se comportent comme si elles n’étaient que deux autour de cette petite table. L’une d’entre elles a posé son sac par terre, il repose contre ma jambe. Je me sens mal à l’aise et j’ai faim. Je me lève pour aller aux toilettes. Je croise le serveur, commence à lui parler, il m’interrompt. 
« J’arrive. »
Aux toilettes, je m’enferme et m’assoit. J’ai mal au ventre. J’envisage de partir. De rentrer chez moi maintenant, ou d’aller dans un autre restaurant. Mais je ne veux pas fuir, je veux manger ici. Je sors, et deux personnes discutent devant le lavabo, l’une d’entre elles est assise sur le rebord. « Excusez-moi ». Elles ne réagissent pas. J’insiste, mais j’ai l’impression qu’elles ne m’entendent pas. Elles cachent le miroir, je ne peux pas y voir mon reflet. Je retourne dans la salle. 
A ma table, les deux clientes ont été servies, et l’une d’entre elles a étendu ses jambes sur ma chaise. « Excusez-moi, c’est ma chaise ». Elles continuent de m’ignorer. Elles mangent. Je hausse le ton. « Vous n’êtes pas toutes seules, et j’étais là avant ». Je sonne comme une gamine. Je me sens ridicule. Je regarde autour de moi, et personne ne remarque ce qu’il est en train de se passer. Je vais voir le barman et lui explique la situation, lui demande de m’aider. 
« J’arrive »
Il s’en va. Je commence à pleurer. Une voix derrière moi, c’est le gérant. 
« Je suis navré Monsieur, mais vous dérangez les clientes. Je vais devoir vous demander de sortir. »
Monsieur ? Je me suis à peine retournée, il est déjà en train de m’entraîner vers la sortie, en me tenant par le bras. Dehors, je me dirige vers la fenêtre, et regarde dans le restaurant. Personne n’a remarqué la scène. Une des deux clientes à ma table me jette un regard, une seconde, puis retourne à sa conversation. Je veux rentrer chez moi. 
Je fais signe au bus, mais il ne s’arrête pas. Je rentre à pieds. Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé. Arrivée à ma porte, je réalise que je n’ai pas mes clés. Mon sac est resté au restaurant. Je n’ai pas le courage d’y aller maintenant. Je prends mon téléphone et appelle le concierge. 
« J’arrive. »

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