Salissures
- J'aime à pétrir les pâtes.
Silence.
- Ah bon ?
- Oui.
- D'accord.
- Je trouve ça très plaisant. Ça me fait me sentir capable avec mes mains.
- Pourquoi ?
- Parce qu'au début c'est de l'eau et de la farine, et qu'après, par l'action de mes mains, ça devient une pâte homogène et malléable dont on peut faire d'autres choses.
- C'est une action créatrice alors, ou créative du moins ?
- Oh non, pas du tout.
- Non ?
- Non, non. Des tas de gens font de la pâte comme ça, partout dans le monde et depuis des siècles. C'est à peu près aussi créatif que de boire un verre d'eau ou que de s'asseoir en tailleur.
- André Gide, pourtant, dans son Journal des faux-monnayeurs, compare l'acte créatif au fait de remuer un appareil inlassablement avec la foi, ou plutôt la conscience, qu'il finira par donner une pâte. "S'il ne savait d'avance, par expérience, qu'à force de battre et d'agiter le chaos crémeux, il verra se renouveler le miracle - qui ne lâcherait la partie ?".
- Pardonnez-moi, mais André Gilles dit n'importe quoi.
- Gide.
- Il n'en dit pas moins n'importe quoi.
- Vous pensez ?
- Oui. Le plaisir de pétrir vient de ce que l'on sait précisément ce qui va advenir, et que ce n'est pas autre chose qui advient. Ce serait là une bien triste définition de la créativité.
- Dans ce cas, c'est quoi un geste créatif ?
- J'en sais rien, moi j'aime à pétrir.
- Pour cette seule raison ? Voir les choses se dérouler comme prévu, et obtenir le résultat que vous vouliez ?
- Je ne sais pas vous, mais moi, dans ma vie, il n'y a pas grand chose qui se déroule comme prévu. Quand je tente de resserrer mes mains sur les choses et de les assembler, ça donne rarement ce que je veux, et ce n'est jamais homogène ni malléable. Ce n'est pas grave, mais j'aime que les pâtes ne soient pas comme le reste des choses. J'aime aussi salir.
- Salir ?
- Oui. Quand on fait la pâte, il faut déjà plonger ses mains dans la farine et dans l'eau. On s'en met partout et ça colle au début. Parfois, il faut rajouter de la farine, alors on attrape le paquet avec nos mains collantes et pleines de pâte et on le salit. S'il faut rajouter de l'eau, c'est le verre ou alors le robinet qu'on souille. Si le nez nous gratte, alors là, c'est tout une affaire. Ensuite, il faut sortir la pâte du saladier et la travailler sur la table. Alors on a le droit et, en fait, le devoir, de jeter de la farine partout sur la table. Et quand on tape dans les mains de la farine s'envole et retombe en pluie dans toute la cuisine. Il arrive qu'on s'essuie sur sa chemise ou sur son pantalon. On en a dans les cheveux ou sur le visage et c'est normal. On a le droit d'en mettre partout et de tout salir et c'est pas souvent quand même.
- Oui.
- Même préparer la pâte, c'est salir. On prend de la farine fluide et pure, et de l'eau aux même qualités, et on les salit l'une l'autre, pour qu'elles s'amalgament et s'épaississent et deviennent composites. J'aime bien ça.
- Et cette vaste entreprise de salissure n'entretient pas de rapport avec la création, selon vous ?
- Je ne sais pas. Mais c'est rigolo. Et puis, c'est pas souvent.
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