Sagesses et hurlements

 


    Pas de doute, je suis bien dans une clinique privée, il y a des TPE sur toutes les tables. C’est parce que chaque personne à qui je m’adresserai en profitera pour me soutirer un peu d’argent. Je dois me faire enlever mes dents de sagesse, mon dentiste me l’a recommandé en septembre 2020. C’est donc logiquement, après les deux ans réglementaires de procrastination et de bonnes excuses que je m’apprête à payer des gens pour mettre des choses dans ma peau, puis dans ma bouche, pour en sortir des choses qui y sont depuis longtemps et qui n’ont pas tout à fait la place pour y être. C’est avant tout la possibilité de récupérer les quatre coupables après l’opération qui m’a motivé. Je pourrai ainsi m’en faire un collier qui me permettra d’accéder aux meilleures plages cet été. 

Enfin, donc, une clinique privée. En tant que clinique privée, bien sûr, elle a une population dont la moyenne d’âge se situe entre les 60 et 80 ans, en d’autre termes, entre les « vaguement relou » et les « franchement insupportable », avec quelques spécimens de « plaidoyer pour l’euthanasie ». Tous les vieux ne sont pas comme ça, bien sûr, mais je rappelle que cette clinique est bien privée, et par ailleurs située dans une petite ville cossue du sud Essonne, donc fréquentée par des vieux privés de rien, eux, à part de quelques hanches. Des vieux qui ont des revenus ou des patrimoines qui vont de « proprement indécents » à « à exproprier de toute urgence ». Ce sont donc ces vieux-là que j’ai côtoyé aujourd’hui. Ce sont pour ces vieux-là que la ville est tapissée dans tous les recoins d’affiches « stop à l’incivilité ! » et équipée de caméras de surveillance dans chaque rue. Ce sont pourtant ces mêmes vieux qui sont les personnes les plus nuisibles à la société. On leur pardonne tout ici, les séniors fortunés étant aux cliniques privées ce que les jeunes cadres dynamiques sont aux espaces de coworking ; d’excellents clients. 

Même cette vieille d’âme (je choisi de ne pas corriger cette faute de frappe), qui nous a tous dépassé dans la file d’attente, pour demander un renseignement, et qui a hurlé sur la réceptionniste quand celle-ci lui a annoncé que le service qu’elle cherchait se trouvait dans le bâtiment d’en face, à une distance de près de 10 mètres, en plein soleil avec ça, a été traitée avec la plus grande des cordialités. Pourtant elle continuait, et exigeait de la réceptionniste qu’elle trouve une solution. Bien sûr, aucune solution n’était trouvable, puisque la réceptionniste n’avait pas encore la compétence pour gérer le service de téléportation, mais ça n’a pas d’importance puisque cette vieille dame (qui approchait des « playdoyers pour l’euthanasie ») ne voulait pas de solution, bien au contraire, elle voulait simplement hurler. Hurler sur quelqu’un, l’insulter, l’humilier, et faire devant nous autres patients la démonstration de sa force de cri et de sa force de haine. Son petit spectacle n’était pas sans rappeler les extraits d’invectives endiablées de Patrick Balkany à la mairie de Levallois, ce qui n’a rien d’étonnant puisque derrière chaque vieux fortuné se cache un Balkany en puissance. 

J’ai vécu une situation très semblable la veille. Après deux trains supprimés, le dernier RER de la journée est arrivée, et c’était un train court que nous étions, bien sûr, très nombreux et nombreuses à vouloir prendre. Alors que nous étions montés à bord, serrés dans tous les sens, ayant investi chaque centimètre carré d’espace disponible, une femme s’est mise à hurler. A hurler à l’intention de tous, en se plaignant qu’elle avait un enfant avec elle, et exigeant d’avoir plus de place. C’était rigoureusement impossible, et elle le savait, mais là encore, elle voulait simplement hurler à l’intention générale, que nous la voyions et que nous la craignons. Ses hurlements n’accompliraient rien, ne pouvaient rien accomplir (quand bien même ils l’auraient pu, les hurlements sont un mode de communication qu’on peut qualifier a minima de discutable), mais ils ont continué et même gagné en puissance, puisqu’ils n’étaient pas autre chose que la manifestation de son envie profonde d’en découdre avec le reste de l’humanité, de soustraire tous ces gens qui l’entourent et qui lui prennent de l’espace. Si elle était seulement ridicule ça ne m’aurait pas dérangé, mais elle était, de fait, bruyante. Tellement bruyante en fait, que sa fille a fini par pleurer. Pleurer parce qu’elle était trop serrée ? Non, parce que maman lui faisait peur. J’ai eu envie de lui répondre, en hurlant, quand quelqu’un d’autre s’est interposé et a engagé un dialogue raisonnable et argumenté avec cette personne, qui a fini, en définitive, par se calmer. Ce qui m’a fait réaliser que c’était la seule bonne démarche à avoir face à ce comportement, et m’a mis face au ridicule de ma propre envie de hurler sur cette dame, qui n’était au fond, pas moins une manifestation de mon envie d’en découdre avec l’humanité. Moi qui me croyait calme et raisonné parce qu’il m’arrive d’écouter France Culture, me voilà bien ; je ne suis pas moins traversé d’instincts destructeurs que cette dame du RER ou que cette proto-Balkany de la clinique. Enfin bon, ce sont elles qui ont commencé quand même.

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