México, la chair
Je ne pourrai pas tout te rapporter, mais je te promet de te donner un maximum, et de te laisser un peu là-bas.
« Que gustaria beber ?
- Euh, une vodka orange, père favaure. » articule-je, incapable de traduire en espagnol cette phrase hautement sophistiquée. Je ne la traduirai pas mieux la deuxième, ni la troisième fois que je la prononcerai pendant le vol. Heureusement l’hôte de l’air - car pourquoi mériterait-il d’avantage une appellation anglaise que ses collègues féminines ? - comprend bien ce que je veux, sans doute le devine-t-il plus à mon visage qu’aux mots maladroits qui en jaillissent. Voilà pourquoi il est particulièrement avare en jus d’orange, et ça me va très bien. Cette vodka accompagne parfaitement ce raffiné plateau de boeuf à l’oignon qui m’est offert par AeroMexico a vingt-trois heures, heure de Paris. Malgré toutes les prétentions et éléments de langages « premium exclusif service » qui les entourent, on a rarement l’air aussi ridicule que quand on mange un plateau repas dans un avion. Soit légèrement penché en avant pour ne pas se tacher, soit, si l’on n’est plus rompu aux bonnes manières bourgeoises, tenant d’une main le plateau très près de notre bouche, pour ne pas avoir à nous courber. Dans tous les cas, les mains fermement serrées autour de couverts en plastiques, les bras repliés comme de petites volailles, gardant notre carré de beurre « Président » doré pour finir notre morceau de pain. Tout cela alors que l’on survole l’océan Atlantique pour remonter le temps et atterrir, dix heures plus tard, à trois heures du matin, heure mexicaine.
Je suis, et tu aurais été, impressionné en arrivant. Atterrir seul, au milieu de la nuit, sur un nouveau continent, est une drôle d’expérience. L’aéroport de México n’est pas moins effervescent à quatre heures du matin que ne l’est celui de Roissy à quatorze heure. Je passe en fait ma première demi-heure dans ce pays à fumer des cigarettes en regardant le ballet des voitures et taxis au dépose-minute. J’ai ma première interaction avec une mexicaine, qui me demande une cigarette en espagnol que j’accepte de lui donner en français, puis qui me propose une pièce de cinquante pesos (deux euros cinquante) en échange que je refuse avec une immonde auto-satisfaction. Puis je me rappelle que je ne suis pas seul en ce pays et que mes amis ont atterri quelques heures plus tôt, et sont dans un hôtel qui est prêt à m’accueillir aussi. Dans le taxi, je regarde les immenses rues qui sont trop sombres pour me révéler réellement leurs secrets, je constate déjà la sur-présence policière. Je me rappelle que j’avais eu l’idée de ramener quelque chose à toi, pour le laisser ici, et je me reproche d’avoir oublié d’y penser.
J’arrive à l’hôtel, dont l’intérieur ascétique et les extérieurs carcéraux t’auraient déplus, sans que tu y accorde une très grande importance pour autant. Première promenade avec l’un de mes amis qui ne dort pas, dans les rues encore noires qui m’effraient et m’excitent. On rencontre un étrange et charismatique personnage qui nous offre une fleur et prétend être danseur. La sensation de prendre des risques, vite étouffée lorsque l’on remarque qu’il y a des policiers tous les dix mètres, qu’ils sont des centaines dans l’artère historique de la ville, qu’ils attendent on ne sait trop quoi et qu’il y en a qui dorment debout. Dans cette rue, des bâtiments anciens et colorés, avec des Starbucks à leur rez-de-chaussée. Au bout, l’immense place du palais présidentiel, avec une armée de policiers sous le gigantesque drapeau du Mexique. Il semblerait que ces fonctionnaires soient là pour empêcher une manifestation qui proteste contre des exécutions sommaires et illégales en prison. Nous sur-dosons en sauce piquante nos tacos sous l’oeil amusé de la cuisinière, nos crachats affolés et ses rires feront concert. Le musée de l'anthropologie incarne le paradoxe de la ville ; colossal, architecture froide comme celle d'une dystopie et très attirant, qu'on le veuille ou non.
Comme tu avais préféré Glasgow à Édimbourg, je pense que tu aurais aimé Mexico. L’un de mes amis dira que la ville est « belle dans sa laideur » et c’est ce que tu en aurais pensé. Tu aurais aimé que la ville n’essaie ni de te séduire, ni de t’accueillir, ni de dissimuler quoique ce soit de sa réalité. La Ciudad de Mexico est à la fois riche et pauvre ; des grandes tours d’acier et de verres partagent la rue avec de vieux immeubles vétustes, aux installations électriques douteuses et aux sols boueux. C’est une mégalopole surpeuplée, immense et bizarre, terrifiante et bouillonnante. Comme moi, tu aurais aimé devoir mériter cette chair. Tu te serais plu à la sillonner dans ce qu’elle a de gracieux et d’inquiétant, de répugnant et de voluptueux. Tu aurais eu la conscience de n’être qu’un invité malgré l’hospitalité générale, mal à l’aise d’être aussi riche et de savoir que tes vacances dans la misère ne sont qu’une parenthèse, que pour les gens d’ici c’est la vie.
On hésite le soir, on est fatigués, mais oui, nous allons boire un verre au sommet de la « Torre Latino », qui nous donne une vue panoramique sur la Ciudad. Au loin, une montagne obscure émerge, comme un géant allongé sur un lit de lumières.
Buenas 🧸
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