lundi. #1

 


En attendant d’avoir un emploi je travaillerai gratuitement. Une chronique tous les lundis.

La chronique d’actualité est souvent un exercice de brassage de vent ou d’enfonçage de portes ouvertes. « Face à un pays fracturé, le besoin de retrouver l’unité », « Il y a deux Amériques », « La surmédiatisation du débat sur l’immigration marginalise les questions écologiques », « Coucher du soleil : une nuit en perspective ? ».

Le chroniqueur, la chroniqueuse, comme énormément de salariés du XXIe siècle, fait un bullshit job. Ou en tout cas, une bullshit task. Une tache de merde quoi.

« Je bosse tout le temps »

Un bullshit job, c’est un travail qui ne sert à rien. Un travail tautologique. Qui ne sert qu’à être lui-même. Un emploi, qui donne lieu à un salaire, puisque c’est vrai que tout travail mérite salaire mais ce qui est surtout vrai, c’est que tout salaire exige travail. La possibilité d’être payé à ne rien foutre étant le summum de l’immoralité. Apparemment.

Les plus oisifs sont les plus acharnés à revendiquer une charge de travail importante. « Je bosse tout le temps ». Sur Youtube, ce discours est incontournable. Squeezie, Mcfly et Carlito, Djilsi, Léna Situations… Toutes les rockstar françaises de la plateforme s'empressent de rappeler, à chaque fois qu'ils ont l'occasion de le faire, qu'ils sont des mordus du boulot. « Je bosse tout le temps ».

Dans ce contexte, il est bienvenu de s’armer d’une maxime infaillible : plus tu dis que tu travailles, moins tu le fais. Ceux qui bossent effectivement tout le temps, ne le disent pas. Les youtubeurs doivent rester des gens sympathiques auprès du public, pour maintenir une audience, pour maintenir des contrats publicitaires. De ce point de vue, il est impensable qu’ils apparaissent comme ce qu’ils sont, c'est-à-dire des membres de la classe dominante. D’où la surexploitation d’un vieux récit méritocratique bien connu.

Nous sommes plus célestes que ça

 Il ne faut pas douter que les vidéastes qui la racontent croient sincèrement à cette fable. Dans sa dernière vidéo avec Pierre Niney, Mcfly est probablement convaincu, comme il le dit, qu’il a « provoqué [sa] chance », et que pour lui et son camarade, « aucune étoile n’était alignée ». Oubliant que son collègue, Carlito, est le fils de Guy Carlier, chroniqueur star de la radio et de la télévision dans les années 90 et 2000.

Au fond, les premiers que les youtubeurs tentent de convaincre ne sont pas les spectateurs, mais eux-mêmes. Il faut bien qu’ils aient travaillé dur pour mériter leur place, il est impossible qu’ils se soient trouvés au bon endroit au bon moment. Il faut qu’ils travaillent encore dur pour la maintenir, et justifier les revenus généreux qu'ils perçoivent pour trouver des imposteurs ou goûter des eaux gazeuses.

« Et alors, vous gagnez combien ? », crispation générale chez les nouveaux riches. Qu’est-ce qu’elle est vulgaire cette question, qu’est-ce qu’elle est chiante. Il n’y a rien d’autres qui vous intéresse ? Notre processus créatif ? Notre nouvelle DA ? Notre structure e-sport ou notre marque de t-shirts ? Il faut toujours que vous rameniez tout à cette bassesse qu’est l’argent. Nous sommes plus célestes que ça.

On n’est pas vraiment des patrons, on fume pas de cigares

Parce qu’on sait bien que tout le monde les déteste, les riches. Les riches sont de méchants types qui portent des costards, fument des cigares, sont gras et répugnants. Nous, on n’est pas comme eux, on est cools, on est gentils. On a commencé dans notre chambre et aujourd’hui on a une équipe. Certes l’équipe travaille pour nous, mais on n’est pas vraiment des patrons, on fume pas de cigares. Et puis, c’est comme une grande famille, on est à la cool. Si on bosse tout le temps, c’est avant tout pour procurer de la joie au gens. Et des VPN. Et des gourdes pour aromatiser l’eau. Ou pour aromatiser la sueur de notre front.

Mais détendez-vous les gars, c’est pas grave de rien foutre. Nous, à votre place, on ferait pareil. D’ailleurs, dès qu’on en a l’occasion, deux trois fois par semaine, on le fait. On adore. Et puis, c’est pas grave d’être riche, c’est pas grave d’être un patron. Ça arrive à tout le monde. Enfin, surtout à vous.

Allez, bonne semaine. Et bon travail.


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